La numérologie rose-croix dans la structure de la Sonate en fa mineur BWV 1018 pour clavier et violon de J.-S. Bach
La « Présentation générale » a fait apparaître deux champs d’application sur lesquels s’applique la problématique essentielle de tels procédés rhétoriques : comment exprimer musicalement sa quête de place et d’identité en tant qu’humain, pris à la fois dans une histoire collective complexe (politique et eschatologique) et dans une histoire individuelle que la brutalité du sort plonge dans les affres de la déréliction.
Donc 2 axes de références donc pour se situer par et dans l’oeuvre:
- une lecture politique figurée par les nombres qui structurent les manuscrits rose-croix et le courant luthérien et qui témoignent d’une volonté sinon de révolte, du moins de résistance à l’encontre des divers pouvoirs corrompus qui dévoient et dénaturent radicalement le message salvateur, la parole du Christ.
- une lecture psycho-affective qui investit la musique du pouvoir de supporter la souffrance du manque, de la solitude, de la déréliction. Non pas en les sublimant mais en s’appropriant la détresse christique (Éli, Éli, lama sabachthani) dans l’attente espérée de la rédemption et de la parousie.
Pour ce faire, seront intégrés au plan rhétorique comme au plan structurel certains des nombres soit qui renvoient à sa vie (1694, 1695, les années de décès de ses parents) ou à sa signature (le fameux BACH 14 sib do ré, si bécarre), soit qui renvoient à la vie du personnage pseudo-historique de Christian Rosencreutz, donnés dans les manuscrits de Fama ou Confessio ou Noces chymiques.
Le but aurait été pour Bach alors d’agir sur le réel (pouvoir néoplatonicien de la musique) pour provoquer l’attente de la réconciliation aussi bien politique que théologique et plus personnellement, affective : le retour du sauveur, la rédemption comme seul moyen de surmonter la souffrance de la déréliction. Un thème sera fondamental dans cette démarche : celui de cette cantate de l’Avant qui porte bien son nom : « Nun kommm meinen heiden Heiland , maintenant, viens, sauveur des gentils » dont la symbolique est évidente : le thème est « sib, la, réb, do ». Or la signature numérique de Bach est « si,b la, do, si bécarre » ; le passage de l’un à l’autre se fait juste en descendant d’un demi ton les deux dernières notes. Le thème de la cantate et la signature de Bach vont être utilisés à plusieurs reprises dans la structure de la sonate. Mais ce sera la fin de la sonate qui donne du sens à l’ensemble : la sonate se finira en effet sur la même thématique mais inversée comme si la Fin espérée se refusait résolument à l’esprit du compositeur. L’écriture de Bach va sans cesse osciller entre sentiment de détresse et de solitude dans le monde présent et l’attente christique d’une rédemption figurée par le retour du Christ et la réconciliation, le lien retrouvé par la résurrection des morts, l’unité des derniers temps.
1. Le premier mouvement
Comme toujours, l’armure est déjà le sceau du texte. Nous sommes en Fa mineur, ce que Mattheson dans sa description rhétorique des tonalités définit ainsi, une tonalité qui instaure un climat « tendre, calme, profond, pesant, extrêmement mouvant »[1]. Il évoque même la traduction d’une « anxiété mentale » qui induit, selon les codes, un climat de souffrance. Notre analyse de la part cryptée du texte devrait le confirmer.
Partons des 9 premières mesures : elles sont à 4 voix ; on a 3 éléments au clavier exprimés en un contrepoint serré, et, au même moment, au violon, de longues tenues sur l’archet (comme ce sera souvent le cas dans la sonate). L’écriture figure ainsi comme en une ouverture, la tension sur laquelle se construit la sonate : tension entre deux temporalités : la multiplicité faite de menaces de ruptures d’une part, et parallèlement l’aspiration à un calme régulier et serein, l’attente d’un temps infini qui annonce celui des retrouvailles et du salut.
Exemple musical : les 3 voix séparées au clavier, puis ensemble ; puis la voix de violon, et enfin le tout ensemble.
La mesure 59 est importante : plusieurs indices sont probants ; d’abord nous reconnaissons nettement au clavier les 3 voix entendues lors des 9 mesures du début ; mais au lieu d’être en fa mineur, ton dont nous avons situé l’ethos de tristesse (cad la tonalité morale affectée au passage), elles sont entendues dans le ton de Do majeur, qui est la dominante de la tonalité de départ en quinte montante. De plus, nous savons que le nombre 14 est extrêmement fréquent chez Bach (en l’occurrence 5+9) : il est la figure de son implication dans l’écriture ; c’est en effet la manière dont il numérise son nom : (B=si=2 ; A=la=1 ; C=ut=3 ; H= ut=8 ; soit 14). Ce procédé est récurrent ; tout se passe comme si Bach s’invitait personnellement dans cette quête du sens.
Exemple musical : les 3 voix transposées à la mesure 59
Ce passage de mineur en majeur peut-il exprimer un changement d’état d’âme, une manière de s’affranchir du sentiment de tristesse énoncé initialement ? Les mesures qui suivent (mesures 65-66 ) ont tendance à prouver le contraire ; on perçoit un virage harmonique qui, au lieu de se conclure comme on pourrait s’y attendre de manière « tonique » et réconfortante, semble se dérober à toute rationalisation, s’achève en une sorte d’évitement, de fuite…
Exemple musical : mesures 65-66
Fuite vers quoi ? Quelques remarques concernant l’analyse d’ensemble du premier mouvement peuvent éclairer le contexte général de ce premier mouvement. Il compte 108 mesures, les trois dernières se présentant comme une sorte de signature portée par la mesure 106 ; or on a vu que le nombre 106, dans le manuscrit FAMA, correspond à l’âge du décès du héros Christian Rosencreutz tel que cela fut noté et retrouvé sur la sépulture. Cette idée de tension entre deux temporalités, interrompue seulement par le passage en ut majeur à la mesure 59 (l’insertion de Bach dans l’écriture) se confirme donc en cette fin de mouvement (mesures 106-108). La partition intègre un mouvement descendant tandis que la mesure 107 relaie à nouveau un symbole rosicrucien puisque ce nombre 107 correspond à la somme des lettres qui constitue le mot compendium. En latin, dans les contextes cosmologiques que nous sollicitons, le mot est important ; il renvoie entre autres à la philosophie naturelle des rosicruciens, à l’idée d’un cosmos unitaire auquel un Dieu unique donne tout son sens et que les lois d’alchimie et d’hermétisme éclairent : « de mon vivant je me suis fait pour tombeau ce résumé de l’univers ». On connaît l’importance de ces recherches hermético-scientifiques dans l’entourage de Frédéric V, électeur palatin, mais plus largement dans le monde préscientifique des courants luthériens pour lesquels l’espace prophétique de l’Ancien Testament les conduit à l’orée de ce type de connaissances. L’image du tombeau qui se double de l’idée d’un savoir complet métonymique du réel, l’ensemble enfermé sous une dalle, enrichit d’une péripétie nouvelle le « récit » de ce mouvement. Le mélisme descendant double la fonction funeste du thème du tombeau et de la disparition du sens dont son oubli pendant 120 ans figure la perte.
Nous conservons notre hypothèse, celle de voir, dans cette structure musicale, un procédé dramaturgique qui place Bach en tant que personne (mesure 59) dans une sorte de face-à-face avec la mort (mesures 65-66 puis les mesures finales) et qui introduit la problématique rosicrucienne par le thème du tombeau et de la perte du lien et du sens de l’existence.
2. Le deuxième mouvement
Il occupe 120 mesures si l’on tient compte des reprises. Or le nombre 120 nous est familier : c’est le nombre d’années qui sépare précisément la mort de Rosencreutz de la découverte de son tombeau. Ces 120 mesures pourraient être le développement de cette attente, ces 120 années qui étaient annoncées, par anticipation (cf. la découverte du sépulcre et la référence au compendium) comme promises à une fin positive puisque un jour, le sépulcre sera révélé et le message transmis. Mais, en attendant, ces 120 années, comme autant de mesures, peuvent être la figure nostalgique et douloureuse du présent que vit Bach, quand s’accumulent les échecs politiques des luthériens, les décès et pertes multiples devant les victoires cruelles des « incroyants » écrasant la réforme.
La rhétorique peut éclairer cette thématique de l’attente vaincue par la détresse et l’angoisse de déréliction, symbole de ces 120 années d’ignorance du chevalier mythique, de sa fonction de salvateur et de son tombeau. Une fois encore, deux temporalités s’opposent ; musicalement, on a d’une part les deux blanches au violon qui débutent le thème et qui créeront une tension comme un temps suspendu, arrêté en l’attente d’un repos, d’un calme espéré ; mais aussitôt, de très longues périodes de doubles croches dans les 3 voix /assez terribles à jouer,/ viendront rappeler l’obsession permanente des trépidations de la vie, des menaces de ruptures ; toujours cet entremêlement du temps vécu et de celui du lien, du repos, de l’amour.
Exemple musical : le jeu des doubles croches (rythme, mélismes etc) par opposition aux notes tenues
3. Le troisième mouvement
Ce mouvement ne comporte que 27 mesures, 3 au cube selon la numérosophie pythagoricienne, comme une invitation à passer de la surface au volume, du plan à la verticalité, d’un état à un autre, supérieur. Le nombre 27 a aussi une fonction rosicrucienne. En allemand si on chiffre le mot « Tag » (le jour) en alphabet latin, on a (19+1+7) = 27, autant que la somme des lettres du mot Grab (le tombeau, le sépulcre) Or le mot « Tag » est précisément celui qui « inaugure » en quelque sorte l’ouverture du tombeau, ce « jour » inscrit sur la plaque extérieure qui renvoie au terme même qui avait annoncé l’ouverture du tombeau (« le jour de l’ouverture du tombeau de Christian Rosencreutz », 120 ans plus tard).
Le « récit » confirme sa visée ; ce 3e mouvement pourrait être l’annonce d’un temps qui romprait avec les années de déréliction et d’attente néfastes, pour renouer avec l’espérance du retour du Christ sur terre, donc avec le retour à l’unité, au lien, à l’amour. Cette thématique de la délivrance, sortie du tombeau, figure de la rédemption, se retrouve dans le nombre 24 (27-3, dernières mesures qui sont des mesures de transition), nombre de mesures vives de ce mouvement. Outre les heures du jour etc, 24 est la somme du sigle A.C.R.C., référence latine de l’inscription « Altarium Christiani Rosencreutz » qui est censé figurer l’Autel trouvé dans le tombeau du pseudo-Rosencreutz. En outre, la mesure 24 de ce troisième mouvement est la 252e mesure de la sonate entière ; or 252 est le nombre qui résulte de la somme des lettres qui constituent le nom même du héros rosicrucien. Ainsi, nous conservons, étroitement tissés, les deux fils qui définissent, peut-on le penser, l’état d’esprit de Bach par le truchement du récit rosicrucien : l’obsession de l’angoisse et de la détresse (politique et personnelle) face à l’attente improbable de la résurrection, ce que traduit la symbolique de la découverte du caveau et la mise en lumière de l’existence cachée du personnage mythique par les manuscrits.
L’ambivalence rosicrucienne est plus qu’explicite quand se fait entendre, au violon et sur un mode très étiré, le choral du temps de l’Avent « Nun komm der Heiden Heiland », ce chant qui interpelle le sauveur pour qu’il vienne sauver le monde : « viens, seigneur, sauver les gentils ». Doubles cordes au violon dans un temps étiré et angoissant tandis que les mains au clavier se répondent l’une l’autre sans jamais se rencontrer dans un rythme incessant de doubles croches. Il est tentant d’y lire musicalement l’image de la condition humaine prise dans ce double jeu d’attente fusionnelle tandis que les mains au clavier s’alternent sans se rencontrer…
Exemple musical : on fait entendre le Nun komm der Heiden Heiland » en faisant entendre la signature de Bach numérique (sib la do si bécarre) et en en montrant la subtile variation dans le choral : sib la réb do…
Cette accumulation de références qui associent Rosencreutz à la figure du Christ- Sauveur n’est peut-être pas sensible explicitement à l’oreille ; pourtant la structure d’ensemble peut laisser percevoir un équilibre construit sur un jeu complexe de proportions que le Choral par son titre éclaire. En tous cas, le fil que nous suivons depuis le début n’est pas exclu. L’homme Bach par sa signature musicale s’immisce dans l’appel angoissé et dans son attente du sauveur, satisfaisant autant à son engagement luthérien qu’à son espérance personnelle de salut et de lien reconstitué.
4. Quatrième mouvement
Nous approchons du dénouement. Les harmonies et les rythmes de ce quatrième temps de la sonate plongent l’auditeur en plein désarroi. Mais au moment où le tragique pourrait s’imposer mélodiquement, harmoniquement, un nouvel élément rhétorique et significatif en interrompt la logique : aux mesures 61 et 62, quatre notes liées deux par deux font à nouveau entendre ce même début du choral précédemment cité, à la différence près qu’il faut lire les notes de droite à gauche pour se rendre compte que c’est bien ce thème de l’Avant qu’il nous faut reconnaître. Cette transformation qui s’opère comme par un jeu de miroir nous paraît extrêmement importante. Un tel effet rhétorique pourrait en effet rendre compte du travail de transformation, de rénovation, de retournement sur soi tant souhaité par Bach, dont il espère une libération profonde par ce face-à-face enfin possible avec l’image de la rédemption, la vraie connaissance de l’idée de salut. Nous retrouvons les mécanismes intérieurs que recherchent les mystiques, fruits d’un travail qui, du plus profond de soi, fait surgir la présence de l’absolu. La prégnance de ce thème « Nun komm der Heiden Heiland » (« Maintenant viens, sauveur des gentils ») confirme cette attente du renouveau par la sortie du tombeau au moment même où l’angoisse de mort, sensible depuis le début de ce mouvement, demeure si angoissante.
Exemple musical : mesures 61-62 avec rappel sur le thème du choral et son inversion.
Mais tout n’a pas encore été dit sur ces mesures 61-62. Ces deux mesures sont les 316e et 317e mesures de la sonate. Or si, à ces deux nombres, on ajoute l’année de naissance du héros des manuscrits (1378), on obtient 1694-1695 les deux années du décès des parents de Bach. Apparaît clairement la démarche de Bach qui revit, à travers l’histoire mythique du héros rosicrucien, sa propre existence, le sentiment aigu de ses propres rapports avec la mort. Le lien est tissé entre le souvenir du sentiment de déréliction ressenti alors qu’il n’avait que 9 ans (il perdra ensuite son épouse et 10 de ses 20 enfants) et la volonté intime du musicien de célébrer de façon assez désespérée l’attente de la venue du Sauveur, temps de plénitude et de lien retrouvé dont il espère le seul répit possible.
Une fois passées les deux mesures fatidiques (61-62), il reste 86 mesures pour achever cette œuvre, (8 + 6 = 14 = B.A.C.H.), nombre qui, une fois de plus, réactive le Nombre identitaire de Bach qui, par la musique, recherche la seule légitimité à sa propre existence.
En conclusion
La lecture que nous vous avons proposée de cette sonate en fa mineur pour clavier et violon, n’est qu’une hypothèse dont nous avons tenté de montrer l’intelligibilité. Elle n’est qu’une interprétation, une quête de sens qui confirme le ressenti profond du musicien Dominique Serve quand il joue et reçoit les richesses d’une telle partition. Certes, comme toute interprétation réfléchie et documentée, elle se fonde sur des hypothèses et des démonstrations que nous pensons fondées. Toutefois, nous ne cherchons pas à la sacraliser. La superposition des deux « histoires », celle de Rosencreutz et celle de Bach, nous semble simplement révéler le sens avéré de la mission du Cantor tel qu’il l’a vécue et tel qu’il a désiré la transmettre, fût-ce sous le sceau du secret, ce que rend l’ésotérisme du courant rosicrucien. Bach ne conçoit pas son travail d’écriture sans qu’il soit totalement dévoué au Dieu qui lui en a donné le don. Le « rapt » initiatique espéré par le musicien n’est ni une fuite, ni un allègement de ses angoisses ; il en constitue simplement le sens, exorcisant sans l’amenuir la douleur d’une solitude existentielle par une écriture musicale symbolique au sens fort, accessible aussi bien à ceux qui se contentent d’en ressentir la beauté qu’à ceux qui, comme lui, sont aptes à pénétrer plus profondément dans les arcanes d’une écriture « voilée » par laquelle s’exprime la douloureuse quête existentielle d’un homme blessé, tout à la fois musicien, fils, père, mari, chrétien annihilé et allemand pour longtemps vaincu.
[1] Johann Mattheson, Der vollkommene Capellmeister. (PDF) Hambourg 1739, trad. Paul Harlé.